Fragonard, l’étreinte glorieuse

Published 20/09/2015 in Culture

«L’Instant désiré»,1770. La toile, issue de la collection George Ortiz, est la plus forte de celles présentées dans la section «Fragonard et l’imagerie licencieuse». 

Expo

Chantre des plaisirs sensuels et du libertinage, le peintre a été le miroir de son époque, comme en témoigne le foisonnant accrochage déployé au musée du Luxembourg.

«Ainsi tout dissipe le plaisir, et rien n’altère le bonheur.» Ces mots conclusifs de la Reine de Golconde, une brève et merveilleuse nouvelle à succès de 1761 écrite par Boufflers, dissolvent dans le moralisme naissant la tension qui anime le siècle des libertins – lesquels auraient, sagement, dit le contraire : ainsi tout dissipe le bonheur, et rien n’altère le plaisir. Cette tension entre plaisir et bonheur, énergie et sentiment, instant et durée, c’est la vie même, telle que l’évite un monde à la fois trop rapide et trop pesant comme le nôtre. Elle anime l’œuvre de Fragonard, et particulièrement ses huiles, lavis, dessins qui  pratiquent l’amour qu’ils donnent à voir sous toutes ses formes, et qui sont exposés au musée du Luxembourg. Il les peignit et les dessina de 1750 à 1780. S’il faut aller les voir, c’est d’abord pour s’offrir le plus beau des démentis intimes, celui de la sensation intelligente, libertaire, active, aux discours qui cherchent à l’embrigader.

Fusion de l’instant

La fameuse élégance du peintre de Grasse, de ce discret père de famille sans arrivisme et âpre au gain, c’est d’abord ça : une façon de résoudre la tension par le mouvement, la couleur, le geste, comme si plaisir et bonheur pouvaient s’unir et s’alléger l’un l’autre dans le pli d’un drap, la forme d’un nuage, la ligne d’un cou. Le feuillage frémit, le rideau se fend, le sexe s’ouvre, l’oreiller bande et débande, ça jouit, ça violente, ça sourit, ça crie parfois, mais ça ne craint qu’à peine et ça ne pèse jamais. La femme tend son cou à nos regards comme une biche au chasseur, qui est aussi le cerf. Le tableau entier prolonge les êtres soumis au désir, au charme, à la menace, à la résistance, à l’action. «Je peindrais avec mon cul», aurait dit l’artiste, peut-être pour ne pas employer d’autre mot. L’acte du cœur est un acte du corps. Fragonard peint en dansant. C’est le peintre de l’élan.

Prenons l’Instant désiré, une huile de 1770 venue de Suisse. Elle figure au musée du Luxembourg dans la section «Fragonard et l’imagerie licencieuse», la plus forte. Dans une crème fouettée de draps presque translucides, l’un bleu, l’autre perle, un troisième rouge et brun, un homme et une femme s’embrassent et s’étreignent. Comme dans le Baiser, splendide médaillon peint à la même époque, les corps, les visages et les lignes sont rajeunis et indifférenciés par le plaisir qu’ils éprouvent, en fusion étirée. Les joues rebondies, la chair rose, une androgynie d’elfe, l’enfance sensuelle et, on le devine, soudain membrée : les frontières – entre sexes, entre âges… – ont sauté. La délicatesse du peintre nous permet de les franchir avec un naturel de clandestin au galop.

Le catalogue, dirigé par le commissaire Guillaume Faroult (1), rappelle opportunément comment Diderot, dans l’Encyclopédie, définit à la même époque la jouissance : «Entre les objets que la nature offre de toutes parts à nos désirs, vous qui avez une âme, dites-moi, y en a-t-il un plus digne de notre poursuite, dont la possession et la jouissance puissent nous rendre aussi heureux, que celles d’un être qui pense et sent comme vous, qui a les mêmes idées, qui éprouve la même chaleur, les mêmes transports, qui porte ses bras tendres et délicats vers les vôtres, qui vous enlace et dont les caresses seront suivies de l’existence d’un nouvel être qui sera semblable à l’existence de l’un de vous?» C’est cela qu’on voit – à une nuance près : cette fusion a pour mesure l’instant – c’est la forme qui l’éternise, pas l’avenir. Le bonheur par voie de progéniture annoncé par Diderot, Fragonard l’a peut-être vécu – mais ce n’est pas cela qu’il peint.

Promesse d’effeuillage

Les frontières ne sautent pas qu’entre les âges, les sexes. Elles sautent entre l’animal et l’humain. Non loin des œuvres précédentes, deux tableaux, toujours de la même époque, nous montrent, l’un deux femmes à moitié nues au lit avec deux chiens, de type bichon, l’autre une femme à la poitrine découverte, sourire satisfait et nous regardant bien en face, qui tient dans ses bras deux chiots que ses mamelles ont visiblement repus.

Le second appartient à Jeff Koons. Ses chiots ressemblent à des nourrissons, à des singes. L’un est allongé, sur le dos et pattes en l’air, dans le bras droit qui lui sert de berceau – l’autre est blotti contre le sein et l’épaule gauches, grimaçant de plaisir satisfait. Dans le premier, on est probablement au bordel. Ces dames sont au repos entre deux clients. Chacune paraît regarder le chien de l’autre. L’une a un ruban rouge dans la chevelure, l’autre, un ruban bleu. Celle qui est allongée a le cul à l’air. Celle qui est debout a soulevé sa chemise et nous montre son sexe. Le chien circule entre ses jambes, tout poilu, comme un amant fidèle et complaisant, une remontée de lit. Et, par-dessus tout, par-dessus le velours bleu et les excroissances canines du désir, comme au théâtre, entre les rideaux jaune et noir tel un léopard que sa vitesse rend flou, il y a ce splendide petit geste de la main gauche suspendue, ce geste de femme suspendant la scène, comme un arrêt des sens sur image. Comme un salut, aussi, à ce client boutonné, bientôt déboutonné, qu’est le spectateur du tableau.

Vous avez des doutes sur la mise en abyme ? Regardez les Curieuses, un tableau peint vers 1775-1780, et qui depuis le Louvre a traversé la Seine. Deux jeunes femmes, sans doute encore des prostituées, tirent un rideau gris pâle, d’un bout de main chacune, et nous observent, espiègles, par la fente qui les réunit. Le sein de l’une apparaît en bas à droite, enflé, presque disproportionné, en pendant d’une corbeille de roses qui promet l’effeuillage. Attirent-elles le client ? Le surprennent-elles ? Observent-elles le futur propriétaire du tableau, qui l’aurait placé, par exemple, face à son lit ? Tous les chemins du désir mènent à Rome, où Fragonard, comme tant d’autres, est allé. Le peintre devient le proxénète sensible de ses créatures. Il nous les offre en route, à nous de les consommer par le dérèglement (pas forcément) civilisé de tous les sens, de la vue au toucher. «Je peindrais avec mon cul» ? Vous banderez avec mes pinceaux, et tout finira sur la toile et au lit, comme jeté au feu.

Vivacité féline

L’expo s’intitule «Fragonard amoureux, galant et libertin». C’est deux adjectifs de trop, sinon trois. «Fragonard et l’amour» aurait suffi, mais l’exposition, elle, n’a rien de superflu ni de chargé. Concentrée sur son sujet et ses perspectives, elle n’est pas, comme souvent, un parcours plus ou moins biographique organisé selon des étapes artificielles aux titres vagues, ni une caverne d’Ali Baba où entreraient au chausse-pied un trop-plein d’œuvres, pour que le bourgeois en ait plein les yeux et pour son argent. Sa richesse est pensée, dirigée. Elle décline les multiples façons dont Fragonard a traité l’amour, depuis les galanteries pastorales du début jusqu’à «l’amour moralisé» de la fin.

Et à travers lui toute une époque renaît. Pendant quarante ans il l’épouse et la suit dans son évolution, des chevaux lâchés du début au retour à l’enclos de la fin. Elle le modèle, travaille son style, ses visages, ses corps, ses écrins. Le réalisme n’est pas absent : on voit des presque viols, des filles vendues par leurs mères, un groupe de prostituées miraculeusement effrayées par l’explosion théâtrale d’un pétard. Le réalisme n’est pas détaché de la fantaisie. Fragonard est-il libertin, est-il romantique ? Est-il méchant, est-il bon ? On n’en sait rien, et tant mieux. Mais c’est bien dans la section consacrée à l’imagerie licencieuse que sa tension muette, souriante, aérienne et concrète, s’exprime le mieux.

Les liens avec Boucher, qui fut avec Chardin l’un de ses maîtres, mais aussi avec son ami Baudouin, artiste de l’image libertine, sont montrés : ils permettent de voir sa vivacité supérieure. Fragonard a quelque chose de félin qui le fait arriver sur la ligne un peu avant les autres. La littérature est partout présente : elle détermine cette émancipation de fer qui naquit sous la Régence, et s’éteignit, dans les années 1780, quand Laclos publia les Liaisons dangereuses. C’est pourquoi lire est dangereux – surtout quand la plupart des gens sont illettrés. C’est pourquoi Fragonard lit et illustre comme personne les œuvres qu’il aime.

Le dialogue muet avec Watteau, qui ouvrit cette période de liberté intime, est l’un des plus sensibles. Il y a, au début, dans la section «Eros rustique et populaire», une sublime petite huile venue d’Annecy, Pâtre jouant de la flûte, bergère l’écoutant. Elle date de 1765. Deux petites silhouettes, en clair-obscur sur un monticule, devant un arbre qu’un nuage reproduit exactement, comme une ombre inversée. Un chien à leurs pieds, des brebis allongées, un jonc par-dessus eux qui les naturalise et les élève, de la terre au ciel. Il y a de la dissolution dans l’air. C’est déjà, sans les nobles, l’embarquement pour Cythère. A l’autre bout de l’expo, dans le «Renouveau des fêtes galantes», voici l’Ile d’amour, peint vers 1770 et venu de Lisbonne : un groupe d’aristocrates arrive dans deux barques sur une île, entre écume et récifs. C’est une barrière de forêt avec un arbre mort, c’est un décor. Les symboles d’amour sont partout, sur fond sombre. Verlaine, En bateau : «Cependant la lune se lève/ Et l’esquif en sa course brève / File gaiement sur l’eau qui rêve.» Et du rêve jaillit la caresse. Il est possible qu’on ait la mort aux trousses, mais on a d’abord la vie devant soi.

Spontanéité des caresses

En n’étant jamais datés au-delà de 1780, les cartels du Luxembourg rappellent l’une des choses les plus émouvantes qui soient : Fragonard cessa de peindre les vingt dernières années de sa vie. Quand il s’agit d’un artiste de cette trempe, ce n’est pas rien. Pourquoi ? Hypothèse psychologique : la mort de sa fille, à 18 ans, le cassa, on sait qu’il fit une dépression. Hypothèse artistique : il n’avait plus rien à créer. Hypothèse sociale : les temps avaient changé, ils ne correspondaient plus à ce qu’il aurait pu faire. La vérité est qu’on n’en sait rien. Mais la phrase de Saint-Just, «le bonheur est une idée neuve en Europe», allait tomber. Elle paraît flotter sur ce silence, ces corps, cette œuvre. Ce n’était pas une bonne nouvelle pour la postérité de Fragonard. La recherche politique du bonheur rendrait vite la joie impossible et le plaisir douteux. On ne voulait plus de flottement musculaire, mais des certitudes organisées.

Le XIXe siècle enterre le peintre sous l’étiquette du talent frivole, voyez sa nécrologie de presse en 1806 : «Justement estimé dans le genre gracieux et érotique.» Gracieux et érotique, il l’est – mais ce n’est pas un genre – même si c’en fut aussi un pour lui, une sorte de créneau dans l’air libertin du temps : c’est, répétons-le, l’élan des corps, la spontanéité assez peu craintive des caresses – et ce sont ces grivois de frères Goncourt qui vont l’exhumer : le roman bourgeois continue dans le cabinet de curiosités, par les «enfers» pour avertis. Les gestes de Fragonard et son silence final survivent à tout ça. Ils avalent les hypothèses comme un édredon de chair, les rideaux de morale qui lui servent de baldaquin. Et ils montrent que si la grâce appartient à Dieu, on peut aussi la trouver dans n’importe quel sein.

(1) Outre le bon catalogue de l’expo, dirigé par Guillaume Faroult (288 pp., 39 €) , Gallimard publie une nouvelle édition illustrée des Surprises de Fragonard (1987), de Philippe Sollers (144 pp., 73 illustr., 25 €).

ParPhilippe Lançon

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